TITRE OCT

CASES MAGIQUES

« Tu traverses ses albums et il y a toujours
une case qui va te sauter à la tête ! »
Philippe FLAMENT.

Philippe et son grand frère Eugène ont arpenté les marchés de vieux papiers et gonflé les séances de dédicaces. Bruxellois, ils découvrent les premiers libraires spécialisés en bandes dessinées, PEPPERLAND, rue de Namur, le SKULL, pont du Germoir, et CURIOSITY HOUSE chaussée de Louvain. Quand Philippe Flament s’est rendu compte qu’il était devenu compulsif dans ses achats, sa collection se transforme en un fond qui va alimenter sa propre librairie-galerie LE FANTÔME ESPAGNOL [1]. Amoureux de dessin, observateur sans concession du milieu de la bande dessinée, il revient sur sa découverte du travail de Paul Cuvelier.

Début 70, Eugène collectionnait les dos toilés [2] édités par les éditions du Lombard. Philippe, 11 ans, est ainsi confronté à la première édition des AVENTURES EXTRAORDINAIRES DE CORENTIN FELDOÉ dont les lavis avaient été somptueusement imprimés en héliogravure. Philippe perçoit ce 1er Corentin comme « un livre d’images ». Il était enchanté par l’amitié d’un jeune garçon, sorte d’alter ego, avec un tigre et un gorille. Il décrit une case de mémoire : « Corentin tient le tigre Moloch et lui dit : « À présent, je puis avoir confiance en toi !»». Ressurgit également le contraste entre la belle et jeune princesse et la vielle sorcière qui la tient captive. Quant à la cellule cachée dans la statue géante avec un œil tenant d’ouverture : « C’est digne d’un film de Fritz Lang!».

Peyo, Will, Cuvelier lors d’un vernissage au CURIOSITY HOUSE. (Photo de Georges Thiry)

Michel Deligne, Alain Van Passen, André Leborgne, André Benniest. (Photo de Georges Thiry)

Pour ses humanités, Philippe est inscrit à l’athénée Charles Janssens à Ixelles. Il savait que Paul habitait alors à deux pas, rue Bouré, «…juste à côté de la boulangerie. Pas mal de gens, des collectionneurs, savaient qu’il avait un constant besoin de fric et en profitaient pour demander un dessin, une dédicace. Je me voyais mal aller acheter un pain et dire : « dessine ! ». Ça me bloquait un peu ! ». Les on-dit le décrivaient comme un bourru qui aimait les femmes. Ce dernier point lui sera confirmé des années plus tard par le nombre de dessins de nus que Philippe a vu circuler en dessous-de-table chaussée de Wavre [3]. Philippe n’a entrevu Paul Cuvelier qu’une unique fois, à un cocktail à la librairie-éditrice CURIOSITY HOUSE de Michel Deligne. Philippe n’a que 17 ans au décès de Paul Cuvelier.

Des années plus tard, quand Philippe tenait LE FANTÔME ESPAGNOL, les albums dans la collection bon marché du Lombard JEUNE EUROPE [4] n’étaient pas les plus recherchés et jamais très demandés. Pour l’ancien libraire, Paul Cuvelier était et reste bien trop méconnu. Dans le sillage de la sortie aux éditions MAGIC STRIP [5] de  PAUL CUVELIER, L’AVENTURE ARTISTIQUE de Philippe Goddin, incluant des dessins des jeunes filles nues, des clients sont venus revendre leurs livres de Paul Cuvelier à sa boutique. Une attitude que Philippe Flament ne comprend pas : « Il n’y a rien qui me choque, ce n’est que du dessin ! Il dessine pour se faire plaisir, il n’a rien d’un prédateur. Ses modèles étaient jeunes mais je ne trouve pas que c’était quelque chose de malsain. » 

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recto

Verso tigre et serpent

verso

Après son départ du FANTÔME ESPAGNOL, Philippe Flament a tenu l’éphémère YELLOW KID CAFÉ, 13 rue de la Régence, mixant bande dessinée et restauration, il y a rencontré Alain Poré et assiste à son éphémère galerie ZOOO, rue de la Paix. Alain Poré, lorsqu’il était âgé de 14 ans, avait bien connu Paul Cuvelier. Il était en décrochage avec ses parents [6] et parfois allait loger chez lui. Alain, aujourd’hui décédé, en parlait en bien, aimait la compagnie de l’artiste, le trouvait fabuleux dessinateur…et remplissait parfois son frigo. Paul créait sans vendre : « Ce n’est pas pour les autres qu’il créait, mais pour son plaisir. Et de temps en temps, il faisait de la bande dessinée, cela rapportait à manger ».

« LE POIGNARD MAGIQUE,  j’y comprends rien ! »
Philippe FLAMENT.

Avide de dessins et de narrations, Philippe est connu pour son franc parlé, ses avis sont débités au tranchoir:

« LE PRINCE DES SABLES, je déteste! Le désert n’est pas désert, les chevaux pas chevaux. Il y a un côté collage, raide et propre. Le dessin trop léché, ça dessert l’histoire ! Pour Cuvelier, faire transpirer un personnage cela ne l’intéressait pas trop. L’album, il faut le « regarder », il y a des moments super beaux, une case magnifique et après, tu retombes car le scénario ne te retient pas. Et puis de nouveau un moment qui se cristallise…ça peut être n’importe quel élément! À mon avis, certains passages étaient réalisés avec des pieds de plomb. Un vélo ou une bagnole, ce n’était pas son truc [7]»
« Les LINE, je les ai réellement lu, c’est des scénarios de Greg, donc tu suivais Line…et tu tombes sur des cases magiques, une attitude, une épaule, tu fixais ce truc et tu étais parti ! » « Si les scénarios étaient bons, les gens s’en souviendraient. Mais on s’en souvient comme d’un dessinateur. Il aurait dû trouver quelqu’un qui a les mêmes envies que lui, le même feeling. Mais apparemment cela n’était pas simple parce qu’il était timide. Avec Cuvelier, il ne fallait pas sonner à sa porte et dire : « voilà le scénario » ! ». Jean Van Hamme l’avait compris avec EPOXY et le ROYAUME DES EAUX NOIRES. Son Corentin avait grandi, cela m’avait plu. »

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  « Paul Cuvelier, c’est un O.V.N.I. Je ne vois pas à qui on peut le comparer. Il a un dessin « physique », cette justesse académique, ce côté « réel ». Il faut aller du côté des américains pour trouver un cousinage comme Harold Foster (Prince Valiant) ou Alex Raymond (Flash Gordon). Michetz, Hislaire, Frank Pé, Alec Severin…Je n’ai jamais rencontré un dessinateur pour qui Paul Cuvelier n’était pas une référence. »

                                                                                                                 

La rencontre se clôt avec l’évocation de la création prochaine de la Fondation Paul Cuvelier, en gestation au moment de l’entretien. Philippe Flament précise ce qu’il en attend : « Il faut montrer toute l’œuvre, ses peintures, ses dessins érotiques, pas juste les têtes de Corentin ! ». Il compare l’état actuel de l’œuvre de Paul Cuvelier à celle d’Hergé dans les années 80: « un lingot d’or sur lequel les fanzineux, galeristes et collectionneurs grattent avec leurs limes, que tout le monde utilise un peu n’importe comment ». Qui vivra verra!

PHILIPPE CAPART

                                        Cet article fait suite à la rencontre du 2 septembre 2015 avec Philippe Flament.
Il est la propriété de la Fondation Paul Cuvelier.

[1]  Au 71, boulevard Lemonnier, l’enseigne tiendra de 1984 à 2013.

[2] Le Lombard édite une collection prestigieuse souvent cartonnée, parfois brochée, de 1950 à 1962.

[3] Fin des années 70 et dans les années 80, un petit tronçon de la chaussée de Wavre était truffé de bouquinistes spécialisés en bande dessinée. De nombreux originaux y transitaient également.

[4] Une centaine d’albums de bande dessinée à couverture souple et petit prix parus aux éditions du Lombard de 1960 à 1977 sous le couvert JEUNE EUROPE.

[5] MAGIC STRIP a été fondé par Didier et Daniel Pasamonik qui tenaient le magasin CHIC BULL situé en face du FANTÔME ESPAGNOL. L’enseigne sera reprise par Laurent Maltaite.

[6] Les parents auraient tenu le café LE MANDERLAY, au 119 rue de Livourne où se réunissaient les dessinateurs de chez Dupuis via le rédacteur en chef Thierry Martens.

[7] Pour les LINE, Paul Cuvelier déléguait à Mittéï décors et véhicules.

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