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TITRE SEP

NICOLE

 « Avant de le rencontrer, mes frères lisaient
toutes les semaines (le journal de) TINTIN »

En 1950, Nicole Dufrane, 11 ans, rencontre Paul Cuvelier, 27 ans, membre du jury dans le cadre d’un concours de dessin pour enfants organisé dans une salle à l’étage du cinéma montois Patria. « Je n’ai pas gardé de traces de ce concours, j’avais été dans les bons éléments (rire) ». Le nom de Paul CUVELIER ne lui est pas inconnu : « Mes frères lisaient toutes les semaines le journal de Tintin ». Paul venait d’y terminer Corentin chez les Peaux-Rouges et revenait d’un séjour aux États-Unis. Il en porte d’évidentes séquelles : une chemise rouge à gros carreaux, des chaussures sans lacets (des mocassins) et – élément exceptionnel dans cette immédiate après guerre – une paire de jeans.

Paul cherche un atelier d’artiste à Mons. Le père de Nicole, André, est substitut du procureur du Roi, gardien de l’ordre public et sa mère, Marguerite, est femme au foyer.  Le couple a cinq enfants. Les fils ont été au collège avec les frères cadets de Paul, Michel et Amédée, tandis que le futur mari de Nicole, Réginald Moreau est le beau-frère de Raphaël, l’aîné des Cuvelier. Paul s’installe à leur domicile rue de la Réunion, Nicole : « Je ne sais pas pourquoi. À cette époque-là, je me posais pas trop de questions. On avait une très grande maison [1] et il y avait des pièces qui étaient vides ». L’initiative viendrait sans doute de sa mère : « Maman était quelqu’un qui avait fait du dessin, du théâtre, jouait du piano. elle était amie avec l’avocat devenu auteur Charles Bertin [2] ». Paul fait partie de la famille, se joint aux repas et aux soirées.

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photonicoledufrane - Copie

En contraste avec le monde plutôt rigide – église/école/scoutisme –   qui entoure Nicole : «Paul ouvrait des perspectives extraordinaires sur un monde qu’on ne connaissait pas du tout. Il dessinait tous le temps. Il faisait des croquis, près de nous dans le salon, le living. Il dessinait au crayon sur n’importe quoi, un bout de papier à tapisser… Il nous dessinait tous, chat, chien, tout ce qu’il trouvait (…) ça allait tellement vite, en quelques traits comme cela « hop! » il avait une telle facilité pour croquer les gens. Avoir accès à la vision de quelqu’un qui dessine…c’était extraordinaire ! ». Nicole décrit Paul : « il était très accessible, pas de piédestal . Très à l’écoutes, il m’appelait « le petit colibri ». Un contact très facile sans beaucoup parler. Il ne s’était pas créé un personnage, pas du tout. » 

CR fresque Lens

Paul Cuvelier a arrêté ses livraisons de Corentin au journal Tintin [3]. Dans sa modeste chambre d’atelier, il travaille sur un projet ambitieux, une fresque monumentale destinée aux nouveaux bureaux new-yorkais de l’organisation des nations unies (O.N.U.). « Il a travaillé comme un fou là-dessus! ». Réginald, mari et ami d’enfance de Nicole se souvient : « Sur la porte du living, il avait esquissé un des personnages de la fresque ». Nicole : « il a fait beaucoup de croquis pour arriver à composer tous ces personnages, tous ces couples. Des africains qui venaient sans doute à l’atelier pour qu’il puisse se documenter, des indiens…il y avait aussi la vietnamienne. Elle est venue passer quelques jours avec lui ». Son frère Ghislain a aussi servi de modèle : « c‘est sa tête qui était peinte sur la porte ».

CR calques nicole Du

Son projet est le fruit d’un gigantesque travail d’observation des typologies des hommes et femmes des cinq continents. Il teste des éléments dans leur format monumentale. Paul soumet sa composition, un carton destiné à devenir une tapisserie [4], aux membres du jury. Nicole se souvient de sa déconvenue : « Paul a été très très déçu par le refus du projet. Ils n’ont pas du sentir la qualité du travail, la reconnaissance de son art ». Au lendemain de la guerre, et jusqu’au milieu des années soixante, le réalisme figuratif a mauvaise presse, les cours d’anatomie artistique étaient rangés, comme les squelettes, aux placards. Au dépôt du projet, le petit frère de Paul, Michel, se souvient des remarques désobligeantes: « Vous comprenez bien, c’est du figuratif, il n’a aucune chance avec ça… » [5]. Nicole : « Je sais qui a gagné la deuxième place, Michel Holyman (contemporain de Paul, 1924-1966) était (mon) prof de dessin à St-Ghislain » Il s’agit d’un travail plus rigide, fait de lignes verticales, plus synthétique et abstrait. Jean Vaerten (1909-1980) soumet également un carton, il s’agit d’œuvres figuratives à la limite de l’abstraction. En 1952 est inaugurée la fresque de Per Krohg (1889 -1965) dans l’architecture intérieure du norvégien Arnstein Arneberg (1882-1961).

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Nicole : « Paul dessinait, il dessinait, il dessinait et il s’en foutait pas mal de ce que les gens pensaient ». Malgré la pléthore de sa production, il a très peu exposé. Nicole se souvient d’une participation au musée de Beaux-Arts de Mons en 1951, une autre chez un marchand de fournitures artistiques et enfin une exposition de dessins à la Louvière en 1953. Nicole : « Je me demande s’il en a vendu parce que moi j’ai récupéré ceux offerts par Paul à mes parents et il y en a encore d’autres en haut…je ne crois pas qu’il en ait vendu beaucoup ». À cette dernière exposition, il est aussi l’objet de critiques. Nicole : « Paul se heurtait aux gens qui s’opposait à sa liberté de dessin, aux pensées limitées…qui manquaient de sensibilité ». Réginald précise : « à l’époque il y avait un cadenas, un important verrou social ». Paul est un écorché, fragile à la critique. Le peu d’expositions ultérieures peut s’expliquer par un refus de l’artiste de provoquer le scandale et protéger sa famille [6]. Paul Cuvelier connaît une période de grande dépression. Nicole se souvient que son amie vietnamienne, Ta-Huynh-Yên, qui partageait une chambre avec Nicole, s’était confiée un soir, inquiète : « Je ne sais pas comment remonter le moral de Paul ».

« Le père de Paul Cuvelier était toujours le premier à la messe », Nicole, «il avait des œillères incroyables (…) Paul est passé au dessus de son éducation catholique, a enlevé les entraves (…) Paul avait une très mauvaise réputation, je me souviens d’une soirée qu’on avait faite rue de la Réunion -qu’est-ce qu’on a pas entendu (rire)- il s’était habillé en cyclope, s’était dessiné un œil sur son front, il était tout nu, un drap autour de lui (…) Il aimait provoquer- il n’était pas pudique sur le plan du corps mais plutôt au niveau des sentiments. Quelqu’un l’y a critiqué et Paul a été assez acerbe dans sa réponse. Ce n’était pas quelque chose de violent, c’est une réponse qui claquait! Il savait mettre une pique quelque part quand il voulait ! » (…) «Paul avait été mis un peu au banc de la société ».

       « Franchir l’interdit : ça, c’est la mentalité Cuvelier »
Réginald

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Paul reste deux années au domicile des Dufrane. Nicole: « Il manquait de liberté chez nous, quand il recevait des modèles, ce n’était peut-être pas génial pour lui ». Il déménage à un jet de pierre de là, rue Notre Dame.  « Il a fait de la sculpture quand il a eu un atelier de plain pied, avec un sol avec carrelage. C’était une longue remise dans la cour d’une habitation, située au bout d’un long couloir étroit qui menait à la rue ». Réginald : « On y accédait par une petite porte entre deux maisons (…) il n’y avait pas de soleil dans son truc, juste deux fenêtres ». Dans cette remise, Paul avait, en guise de cuisine, un tréteau de menuisier et pour dormir, un lit de camp de l’armée américaine. Nicole : « Il n’avait pas du tout envie de confort (rire) c’est pas son truc! ». Il avait aussi son chevalet de peinture, un tréteau pour mettre une sculpture et des armoires métalliques avec toute sa documentation visuelle utile pour la bande dessinée. « Il découpait dans les journaux, c’était pas souvent des bouquins, c’était plutôt des images qu’il découpait, en faisait des fiches. Ça, c’était bien rangé! (rire)».

Depuis l’exposition au palais des Beaux-Arts de Mons, Paul renoue avec une ancienne connaissance de l’académie, de deux ans son cadet, le sculpteur René Harvent. Réginald : « Je ne sais pas si René Harvent s’appuyait sur Paul où si c’était l’inverse ? On ne sait pas très bien comment cela s’est passé… » Nicole précise « Harvent allait beaucoup plus au bout des choses et il obligeait Paul à avoir plus de discipline. Ils se voyaient beaucoup, ils allaient l’un chez l’autre, ils se corrigeaient ». Paul a fait connaître René Harvent aux Dufrane mais ils ne travaillaient pas encore ensembles [7]. Harvent habitait tout près, avec sa mère, rue de Cuesmes. « C’était l’opposé de Paul, il avait des manies, maniaque, bourru, précis et rigoureux. Ce n’était pas un fantaisiste ». Harvent, c’était la technique et la froide précision, il travaillait au compas, au millimètre. Nicole : « je me souviens de son atelier parce que j’ai posé aussi pour lui ». René n’avait pas la même sensibilité, « au niveau humain, c’était un homme un peu rigide », Réginald : « très dominant ». Nicole : « A mon avis, René Harvent était jaloux du talent de Paul. C’est ce que je ressentais à travers toutes les discussions qu’ils avaient et Paul était quand même, je dirais, beaucoup plus intelligent, beaucoup plus sensible.»

   « Paul était désintéressé; il ne cherchait pas la notoriété »
Nicole

         

« René savait tirer les ficelles qu’il fallait tirer, ce que Paul n’a jamais fait». Harvent parvient à décrocher de grosses commandes d’État, « Avec René, j’ai été même dans une fonderie à Bruxelles, je me demande si n’était pas pour « la danseuse » qui était au théâtre de Mons ». Réginald : « Paul ne voulait pas finir les choses », Nicole : « il voulait tout de suite passer à autre chose (rire) (…) Il n’en reste rien parce que ses sculptures étaient en plâtre ou en terre, recouvertes d’un simple linge humide (…) Paul n’allait jamais jusqu’à la fonderie »

          « Les Cuvelier, ce ne sont pas des gens domestiqués »
Réginald

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Réginald se souvient que dans l’immédiate après-guerre, les Cuvelier faisaient du camping dans les dunes entre Coxyde et La Panne, il y avait encore des barbelés allemands. Les frères allaient de Lens à la mer en vélo…sans pneus, sur les jantes! Ils utilisaient du matériel de tente de l’armée américaine, des grandes tentes « cathédrales », également employées dans le scoutisme. Les gens devaient passer devant leur camping pour accéder à la plage. Ils découvraient une figure de sable que Paul avait réalisée. Les gens, admiratifs, demandaient à travers la clôture : « C’est qui qui a fait ça ? ».

Sur le plan économique, Paul peine à nouer les deux bouts. Il subsistait de ses quelques illustrations, récits courts en bande dessinée et de, trop rares, commandes de portraits [8]. Nicole : « Il disait qu’il faisait des planches de bande dessinée pour vivre ». Paul avait dans son atelier rue Notre Dame, posée devant la fenêtre, une table d’architecte. Paul se remet au travail sur un récit de Corentin, qui deviendra Le Poignard Magique, sur un scénario de la romancière Gine Victor [9]. « C‘était une épreuve chaque fois, parce qu’il avait un timing à respecter, il travaillait de nuit et courrait à la poste. Perfectionniste, il y a beaucoup d’épreuves qu’il a bazardé ». Ces délais de livraison sont très stressants. Nicole, sur le ton de la plaisanterie, motive le déménagement de Paul à Bruxelles rue Jourdan, à la possibilité de déposer plus rapidement les planches à la rédaction du journal Tintin. « On l’a perdu de vue quand il a eu son atelier à Bruxelles ». Nicole a 19 ans, elle a choisi sa voie : professeur de dessin [10].

Philippe CAPART

Cet article fait suite à la rencontre du 3 mars 2015
avec Nicole Dufrane et son mari Réginald Moreau.
Il est la propriété de la Fondation Paul Cuvelier.

[1] Ancienne maison de chanoinesses.

[2] Écrivain, elle l’aurait aidé pour l’écriture de ses pièces; l’oncle de ce Charles, était Charles Plisnier.

[3] Voir Article paru dans le Tintin du 3 août 1950, « Adieu Corentin ! Ou au revoir ? ».

[4] Une œuvre qui est aujourd’hui accroché à la salle de réunion de la maison communale de Lens.

[5] Interview de Michel Cuvelier par Philippe Capart, non daté.

[6] « Il était indifférent aux encouragements. Très attaché à sa famille, il se refusait de provoquer le scandale que l’exécution en grand format de ses esquisses érotiques aurait immanquablement produit vers les années 1955. L’élan fut brisé. » René Harvent, par Guy Donnay, 1988.

[7] René Harvent et Paul Cuvelier vont se partager atelier à Bruxelles fin 50 jusqu’à la fin des années 60.

[8] Dont le portrait de l’oncle de Réginald, Jacques Allard, qui était dans les filatures et vivait à Tournais. Paul allait sur place pour le réaliser. Réginald : « Le chien s’est mis à aboyer quand il a vu le portrait fini, tellement il était ressemblant ! ». Le talent de portraitiste de Paul Cuvelier reste à découvrir. Nicole : « Paul était très près, dans les gens…scrutatif. Il rentrait vraiment dans leur personnalité, intuitif et intelligent ».

[9] De son nom jeune fille : Fonteyne. Elle s’est marié avec Victor Leclercq, ingénieur, et ont vécu en Chine et ont été placés dans un camp de concentration japonais. Elle connaissait à la fois la famille Dufrane et la famille Moreau. Après le décès prématuré de son mari, elle s’est mise à écrire. Paul l’a-peut-être rencontrée lors de son travail sur la deuxième aventure de Corentin située en Chine. Elle a déjà collaboré avec Paul sur un récit court pour le journal Tintin En ce temps là. Réginald: « elle était extraordinaire, très vive et très spitante ». Le scénario Le Poignard Magique, écrit en 1956, va être finalisée par Greg en 1959.

[10] Par un régenta à St-Ghislain.