LE PAYSAGE CHEZ PAUL CUVELIER
Je suis Grégoire, l’un des 12 neveux et nièces de Paul Cuvelier. Dans ma perception de l’œuvre de mon oncle, le paysage occupe une place importante. Un beau paysage peint par lui ornait la cage d’escalier dans la maison de mes parents. Il représentait une gigantesque meule de paille, sur fond de champ moissonné et de ciel d’été. Lorsque j’étais enfant, mon regard croisait ce tableau plusieurs fois par jour. Je savais que mon oncle était également auteur de bandes dessinées, mais mon contact visuel avec les quelques albums de lui qui se trouvaient dans notre maison n’était qu’occasionnel.
Ce phénomène se trouvait amplifié dans la maison de mes grands-parents, maison d’enfance de Paul. Je n’y ai jamais vu aucune des bandes dessinées réalisées par Paul. Par contre, il y avait aux murs plusieurs tableaux qu’il avait peints, notamment deux grands paysages méditerranéens dans le salon, et une nature morte dans la salle à manger. Paul avait également peint une série de plus petits formats représentant la campagne avoisinant son village natal, et que j’ai surtout découverts après sa mort.
Il est vrai, cependant, que le paysage ne constitue qu’ un aspect marginal de l’œuvre de Paul, consacrée principalement au nu féminin, outre la bande dessinée bien entendu. D’ailleurs, lorsque l’on considère la quantité extraordinaire de dessins, souvent à l’état d’ébauche, que Paul à laissés et où le corps féminin se voit représenté, on peut trouver surprenant qu’il ait pu consacrer un peu de temps à des représentations vides de toute présence féminine. C’est donc qu’à certains moments, il pouvait s’abstraire de cette passion. Son « moi profond » était alors sans doute en veilleuse. A moins que ne ce soit son désir, qui était alors en veilleuse, auquel cas son moi profond se trouvait alors libéré… Tout dépend, évidemment, de la place que l’on assignera au désir dans la définition du moi.
« J’hésiterais à qualifier Paul Cuvelier de peintre »
Jean Pigeon
De fait, celui que la quête érotique de Paul fascine estimera que ces paysages sont sans intérêt. Je me souviens d’un critique d’art, visitant l’exposition de Mons de 1991, qui jugeait cette production paysagère totalement insignifiante, par contraste avec l’œuvre érotique. A cela s’ajoute le problème que posera, pour l’esthète, l’ « humilité » des paysages de Paul. Les sujets sont humbles : un jardin, une route de campagne, un bois dans le lointain, une colline… La traduction picturale de ces sujets est humble, elle aussi : pas d’interprétation symboliste ou surréaliste… Pas d’onirisme ni de vision… Pas même d’expérimentation picturale quant à la matière, au rendu… C’est sans doute la raison pour laquelle le critique Jean Pigeon avait écrit dans La Libre Belgique qu’il « hésiterait à qualifier Paul Cuvelier de peintre » (je cite de mémoire).
Personnellement, je vois les choses autrement : j’ai toujours adoré ces paysages de Paul, leur luminosité, leur facilité d’exécution, la justesse des coloris, la bienveillance qui les habite (des lieux en apparence anodins sont devenus œuvre d’art !), l’attachement à nos campagnes qu’ils expriment… De plus, il s’en dégage chaque fois, me semble-t-il, « une certaine atmosphère ». Je mets ces mots entre guillemets car je me souviens de Paul les utilisant, dans les récits qu’il faisait, lors des réunions familiales.
Mais que faut-il déduire de cette volonté évidente du peintre de restituer scrupuleusement ce qui se donne à voir ? Peut-être, simplement, que le réel suffisait à émerveiller Paul, et qu’il n’avait pas besoin d’en faire le prétexte à l’expression de son monde intérieur, ou des angoisses de son moi. On retrouve d’ailleurs, en partie du moins, ce rapport au réel dans ses représentations du corps féminin. Le traitement du nu chez Paul semble lui-aussi ne rien envisager d’autre que son objet, même lorsque des éléments de décor introduisent un certain onirisme. La représentation des corps est extraordinairement attentive et fidèle, attachée à ce que l’œil perçoit, aux antipodes du traitement du nu chez Egon Schiele, par exemple. De ce point de vue, le regard de Paul peut être qualifié de “désirant” (ou amoureux), car comme le désir amoureux il se satisfait pleinement de son objet tel qu’il est.
Mais alors pourquoi ces nus de Paul, si semblables à leur modèle, fascinent et émerveillent à ce point ? A mon sens, c’est parce que l’artiste possède un tel don pour comprendre l’univers visible et nous le restituer, avec des moyens somme toute dérisoires (un crayon et un papier), qu’il nous semble mystérieusement proche du principe même de ces corps qu’il s’attache à reproduire. Et dans cette situation, la sensibilité de l’artiste ne doit pas, pour s’exprimer, nous livrer une interprétation de son sujet. Cette sensibilité s’exprime en filigrane, dans le sujet même, un peu comme le Créateur se manifeste dans la créature, telle qu’elle se donne à voir. C’est peut-être cela qui explique comment des œuvres aussi « humblement réalistes » puissent être à ce point des actes de création, qui nous émerveillent. Mais pour cela, il faut un talent véritablement prodigieux…
Grégoire CUVELIER
Cet article est la propriété de la Fondation Paul Cuvelier.