Née en 1945 « …de père alcoolique et de mère feignasse! (rire) », Solange a 12 ans quand sa famille quitte Liège pour s’installer à Bruxelles. Jeune fille, sa tante lui avait proposé de lui léguer un centre d’esthétique rue de Belle-Vue, mais elle ne se sentait pas d’attaque et s’insère dans l’équipe . « J’étais simplement esthéticienne ». À 20 ans, elle vit avec Paul Cuvelier. Les circonstances de sa rencontre sont floues : « je connaissais un modèle qu’il avait engagé et je l’avais accompagné ».
« J’ai habité là pendant trois ans, je squattais »
Rue Jourdan, Solange et Paul logeaient dans la mansarde. En guise de salle de bain, un évier et en guise de cuisine, un petit réchaud. Pas de télévision ni de radio. « Paul était content comme ça ». Sur le palier du deuxième étage, il y avait deux portes, celle menant, après un long couloir, à l’atelier de Paul, et l’autre à gauche qui donnait sur celui du sculpteur René Harvent [1]. «Harvent était le contraire du bordélique, il était très rangé, un bourgeois de Mons, pas du tout bohème, un maniaque. Il faisait le tour des antiquaires, aimait les belles choses » ce dernier voulait que l’espace d’atelier soit chic et entraîne Paul à « bien » le meubler. Chaque matin, elle quitte cet environnement pour masser les visages et épiler les jambes. En 1967, elle intègre la section sauna de l’Hôtel Hilton, l’entreprise américaine s’est installée dans la nouvelle tour de 27 étages qui surplombe la porte Louise.
« Tout ce qui bougeait ! »
Il pouvait arriver que, marchant en couple dans la rue, Paul s’arrête pour fixer une belle femme, du style Twiggy [2], cils dessinés, dans le nouvel accessoire féminin, la mini-jupe. Ou encore se retourner sur une femme et sa fille « il les croquait tout le temps! ». Il dessinait ensuite les figures à la maison. En visite chez sa mère dans la campagne de Lens, il pouvait aussi s’arrêter pour une vache brune : « Oh, regarde ces vaches ! ». Il regardait là où il voulait, il n’avait pas la convention de « baisser les yeux ». A l’atelier, il y avait beaucoup de passage, dont des dessinateurs de bande dessinée qui venaient demander à Paul des conseils. Solange se souvient plus particulièrement d’un auteur portugais. A l’arrivée des modèles, Solange ne restait pas car elle était d’inclinaison jalouse…« trop jalouse! ». Il y avait Anne qui posait aussi pour René Harvent. Elle venait manger à la maison avec son mari ingénieur, Jean Van Hamme, « dont le style de vie de Paul ne devait pas spécialement l’attirer ».
« Paul était contre l’hypocrisie ».
De la rédaction du journal TINTIN, il recevait des planches de retour, les responsables ne voulaient pas que soit deviné ce que Corentin avait sous son pagne. Il devait recommencer, corriger « cela le rendait fou ! ». Paul dessine les bandes d’EPOXY sur le premier scénario de Jean Van Hamme, un projet signé chez Eric Losfeld dont la mouvance du BARBARELLA de Jean-Claude Forest [3]. Paul n’avait pas besoin d’atlas anatomique, il demandait parfois à ses modèles ou à Solange pour un détail : « pour poser une épaule, un mouvement, il était très précis dans ce qu’il cherchait ». Il esquissait sur des feuilles libres, puis charbonnait sur ses pages [4], mais jamais dans une technique neutre de collages ou recopiage d’éléments. Il prenait aussi des photos, il aimait en faire des portraits ensuite. Les photos et dessins étaient rangés dans des entre-classeurs placés dans des armoires sous clefs pour éviter les mateurs : « j’étais jeune mais pas dupe ».
« À Paris, Paul n’était pas le même homme, il respirait mieux »
Comme René Harvent, Paul ne conduisait pas [5], « il faisait tout à pied, jamais en tram! ». Lors de leurs séjours à Paris, ils faisaient ensemble le long voyage en Trans-Europe-Express avec repas pris dans le train. Paul adorait aller au Louvre, spécialement Ingres et Delacroix. Il avait une toute petite chambre rue Cassette où il avait maçonné une niche pour installer une lampe qu’il ornait d’un bouquet d’anémones « quand ça s’ouvre, c’est comme du velour ! ». À Paris, Paul avait pour voisin de palier, l’espagnol Edmundo Marculeta [6], qui bénéficiait d’un plus grand appartement et vivait avec un modèle allemand, Gitta (diminutif de Brigitte). Les deux dessinateurs étaient très différents, Solange : « rien de sado maso chez Paul! ».
Accompagné d’Edmundo, Paul voit Losfeld et lui demande les sommes dues «…rien à tirer de cet éditeur larron ! » [7] Paul s’appliquait aux dessins de ses bandes comme il l’aurait fait d’un tableau : « Il était très choqué quand il était confronté à des dessins mal faits » (…) « Il méprisait ceux qui faisaient ça pour du fric ». Paul souffrait d’un manque de reconnaissance de son travail et – l’alcool aidant – devenait encore plus dur dans ses propos autant avec les autres qu’avec lui-même. « Très sensible, très exigeant et très critique » (…) « Il essayait toujours de faire mieux…jamais content de lui, Paul était torturé! Toujours inquiet ».
« rien ne va traîner ! »
Solange se marie en 1972 avec un autre Paul, docteur de son état, rencontré au Hilton. À son mariage, Paul Cuvelier offre une toile au couple: « elle trône toujours dans notre chambre à coucher ». En 1978, elle apprend, par l’avis nécrologique du journal, son décès. « Un choc ». Alors enceinte jusqu’aux yeux, au volant de sa Simca 1100, elle conduit René Harvent à l’enterrement dans le village de Lens. Ils se sont ensuite éclipsés sans interagir avec la famille. En déposant René Harvent, ce dernier promet de s’occuper des photographies stockées chez Paul : «rien ne va traîner ! ».
Philippe Capart
Cet article fait suite aux rencontres du 17 juin et 7 juillet 2016 avec Solange. Il est la propriété de la Fondation Paul Cuvelier.
[1] René Harvent (1925-2004) sculpteur montois. Pour plus d’informations : « René Harvent » par Guy Donnay, éd. ASBL Centre de Création Artistique de Mons, 1988.
[2] Modèle de Mary Quant (née en 1934), chantre de la mini-jupe au début des années 60.
[3] Un Forest qui, comme Marculeta, avait déjà tâter de la bande adulte avec « Les Grands Romans Noirs Dessinés », les Presses Mondiales, 1953.
[4] Son support était horizontal pour ses bandes et verticale pour ses tableaux.
[5] Paul Cuvelier a conduit une jeep dans l’immédiate après-guerre mais, d’après ses proches, sa conduite était dangereuse.
[6] Edmundo Marculeta Goicoechea (1923-1989), auteur espagnol de bande dessinée. A l’époque il travaille sur « The Rubber Man » pour la revue anglaise « SMASH ». Marcouleta sera en contact avec l’américain Eric Stanton et travaille dans la presse « pour adultes ».
[7] Extrait d’une lettre de Paul à Solange, non datée. Confirmé par cet autre extrait de courrier : « Losfeld ne me paie pas ! Je suis de nouveau fauché! ». Un éditeur qui, en 1979, va titrer son autobiographie « endetté comme une mule ou la passion d’éditer», éd.Belfond.