UN SCENARISTE POUR PAUL CUVELIER
Voici une lettre écrite par Greg [1] en juillet 1982, en réponse aux questions que lui avait adressées Philippe Goddin [2] . Philippe était alors occupé à rédiger l’une des premières monographies consacrées à Paul Cuvelier. Il interrogea celui qui fut le scénariste de plusieurs BD que dessina Paul, notamment les séries « Line » et « Flamme d’Argent ». Ci-dessous la réponse de Greg.
Cher Ami,
Je vais répondre très brièvement à vos questions à propos de Paul CUVELIER et de CORENTIN. D’une part, mes occupations ici ne me laissent guère de loisirs, et, d’autre part… tout cela est bien loin.
En fait, je n’ai pas grand chose à ajouter à ce que j’ai déjà raconté à ce propos : je connaissais Paul de longue date car il avait illustré, tout au début de « Tintin », des contes… écrits par ma fiancée de l’époque[3], devenue Madame Greg ensuite. Mais nous n’avions jamais travaillé ensemble.
C’est Christiane Godefroid, rédactrice en chef du journal « Line », qui nous a suggéré de former un tandem en vue de créer le personnage de Line elle-même. Paul réalisait « Corentin » de son côté. Il avait écrit lui-même les premières histoires, mais son esprit était bien davantage à la peinture et à la sculpture. En fait, et ceci a toujours été vrai, Paul Cuvelier détestait la bande dessinée. Il n’en lisait jamais et n’en faisait que pour financer l’autre partie de sa vie : celle du peintre et du chercheur en Art pur.
C’est donc pour se faciliter la vie qu’il avait fait appel à une dame de Mons[4], région dont il était originaire, pour écrire « Le Poignard Magique ». La dame se piquait de savoir raconter pour les enfants, et a imaginé une histoire de pirates, de maharadjahs et d’exotisme, où elle avançait au petit bonheur, sans plan préétabli. Paul dessinait au fur et à mesure du texte qu’il recevait. Et puis, la dame a commencé à se désintéresser de la chose, ne sachant plus très bien comment s’en sortir. Paul, même s’il n’était pas fou de BD, était très scrupuleux. Il s’est rendu compte que l’histoire allait devenir idiote quand il a reçu du texte où la dame faisait revenir Corentin en Europe, à Mons, et que des bandits se déguisaient dans un faux « Doudou », le dragon du carnaval local, à la façon d’un cheval de Troie. Il s’est senti incapable de dessiner ça. Il s’en est ouvert à Tibet, avec désespoir. Tibet a rigolé (interrogez-le, lui !) et a préconisé de m’appeler séance tenante. Il m’a amené Paul le soir-même et, partant de ce qui existait déjà, j’ai bricolé la fin de la première partie du « Poignard » et j’ai monté entièrement la deuxième partie.
Moi non plus, je ne me sentais pas à l’aise avec « Corentin », et c’est dès le début que Paul et moi avons envisagé de faire autre chose. Outre « Line », il y a eu « Flamme d’Argent », qui était beaucoup plus « notre truc »[5]. Pour « Corentin », j’essayais surtout de fournir à Paul des occasions de dessiner des choses qu’il aimait. Dans « Line » aussi d’ailleurs : le personnage du « Boucanier » était très près de ce que nous aimions tous les deux.
Cela dit (votre question), Paul n’intervenait pas du tout dans le scénario. Il dessinait, point. Question histoire, il était volontairement passif. Nous avions surtout convenu une fois pour toutes de ce qu’il n’aimait PAS dessiner, et que j’évitais. Exemple pour « Line » : autos et avions.
Ce qui précède, je crois, répond en somme à toutes vos questions.
- Non, je n’ai pas le sentiment d’avoir « servi » Corentin. J’ai fait de mon mieux pour le tirer d’une situation ridicule, c’est tout. C’est Paul, le dessinateur, que je servais, et non le personnage, qui m’était indifférent !
- Paul n’était pas un dessinateur de BD comme les autres. C’était un grand peintre, un illustrateur, un artiste au sens pur du mot. Obligé de faire des bandes dessinées, il était content d’avoir un scénariste qui comprenait cela, et qui, au moins, atténuait le côté « fabrication » et lui donnait, par-ci, par-là, matière à faire un beau dessin. Nous en parlions en confiance. C’était cela, sans doute, qui, pour reprendre vos termes, le « sécurisait ».
- La « libération » de Corentin[6]: pareil. Paul, artiste et peintre, aimait le nu. Celui-ci, enfin, était autorisé dans les journaux. Donc, il a profité de l’évolution pour dessiner ce qu’il aimait. Le personnage n’était, et n’a jamais été pour lui qu’un prétexte. Si je n’ai pas été le scénariste de cet épisode[7], n’y voyez que le fait que j’étais surchargé, avec la montée d’Achille Talon, de Comanche, etc. Or Paul avait travaillé avec Van Hamme, qui le connaissait bien lui aussi. Et de mon côté, j’avais déjà « donné » certains personnages à Jean (Van Hamme), comme « Domino », etc. Il était normal, et sans problème, que Jean Van Hamme écrive donc du « Corentin ».
Et voilà. Paul est mort avec, hélas, le sentiment d’avoir manqué sa vie, de ne pas s’être accompli. Ce monde était trop rigoureux pour lui ; il n’en a jamais complètement fait partie. « Corentin » n’était qu’une pirouette, une apparence, une illusion à laquelle j’ai essayé modestement de donner un masque, pour les lecteurs. C’est du passé.
Bien à vous,
GREG, juillet 1982.
PS. À propos des quelques autos ou avions qu’on voit tout de même dans « Line » : ils ont été dessinés par Mittéi.
[1] Michel Regnier, dit Greg (1931-1999), joua un rôle important dans la BD belge des années 60 à 80. Il écrivit des scénarios pour de nombreux dessinateurs, parmi lesquels Franquin, Hermann, Vance, Dany, Paape, … Il dessina également lui-même. Son personnage le plus connu est Achille Talon, apparu dans Pilote en 1963. Il fut aussi le rédacteur en chef du Journal de Tintin de 1965 à 1974.
[2] Philippe Goddin (1944), professeur en arts plastiques, a rédigé plusieurs ouvrages en tant que critique, historien et expert en Bandes Dessinées. Notamment les sept volumes composant « Hergé, Chronologie d’une œuvre », considérés comme la biographie la plus complète du dessinateur. Avant de s’intéresser à Hergé, il publia deux monographies consacrées à Paul Cuvelier « Paul Cuvelier, l’aventure artistique » (1981) et « Corentin et les chemins du merveilleux » (1984).
[3] Denise Stevens, qui signait Steve Hens dans l’hebdomadaire.
[4] Gine Leclercq dite Gine Victor.
[5] Greg omet de signaler que l’origine de la série des Flamme d’Argent est à trouver dans le récit intitulé Les Aventures d’Ederic et Euzemius que Paul racontait à ses petits frères en 1943, au moment où il imaginait également pour eux celles de Corentin Feldoë.
[6] Il s’agit de la séquence du Royaume des Eaux Noires où, selon le scénario de Jean Van Hamme, Corentin et Zaïla apparaissent entièrement nus. Greg est alors le rédacteur en chef (et donc le garant du contenu) de l’hebdomadaire Tintin.
[7] En fait, Greg n’est intervenu en tant que scénariste que pour Le Poignard Magique (album publié en 1963). C’est Jacques Acar qui a scénarisé Le Signe du Cobra (1969), et Jean Van Hamme en a fait de même pour Le Prince des Sables (1970) et Le Royaume des Eaux Noires (1974).