PAUL ET LA GLISSE
Je suis Denis Cuvelier, un des neveux de Paul Cuvelier. J’ai eu la chance de pouvoir le côtoyer dans l’exercice d’une de ses passions peu connues: les sports de ‘glisse’, et plus particulièrement le ski. Ce fut pour lui une activité tardive, mais il s’y adonna à fond, exactement comme pour le dessin.
Paul découvrit le ski en janvier 1970, lors d’un séjour aux sports d’hiver en Suisse, en compagnie de ses frères et belles-soeurs, et de moi-même. Il était déjà âgé de 46 ans, ce qui rend d’autant plus difficile l’initiation au ski. D’abord circonspect, il se laissa tenter par la descente d’une prairie à côté du chalet que nous occupions. Ce fut le coup de foudre immédiat. Il se lança avec enthousiasme dans l’apprentissage du ski, essayant d’emblée d’acquérir la plus grand vitesse possible, même en ne maîtrisant pas toujours bien sa direction. Il acheta du matériel chez son ami le dessinateur Jacques Martin [1]. Au cours des hivers suivants, il ne manqua pas une saison de ski en compagnie de ses frères et neveux, tant que ce fut possible pour lui.
Un jour, il perdit ses deux bâtons dans une descente. Ce fut pour lui une révélation. D’un coup, il eut l’impression de skier beaucoup mieux. Il déclara : ‘J’étais comme un paralytique enfin débarrassé de ses béquilles !’. Libéré d’une fausse entrave, il fonça encore plus, à l’instar des enfants qui débutent sans bâton, et se sentent très vite à l’aise sur de petites pentes. Il était inutile de le raisonner : il ne voulait pas reconnaître que les bâtons constituent une aide non négligeable dans le déclenchement des virages sur des pentes raides. Il avait mis au point sa propre technique, et ne voulait plus en sortir…
« J’étais comme un paralytique, enfin libéré de ses béquilles »
Paul
Beaucoup d’anecdotes pourraient être racontées, qui apportent un éclairage sur le personnage exceptionnel qu’était Paul. Je me souviens qu’un jour, il était parti tôt le matin dans la montagne, et devait nous retrouver en haut d’une piste. Nous l’y avons découvert transi de froid, les mains insensibles : il avait oublié de prendre ses gants, mais par loyauté, tenait à être présent au rendez-vous, ne voulant surtout pas nous décevoir.
Un hiver, ses frères l’avaient invité dans un hôtel particulièrement luxueux, à Zermatt. En guise de valise, Paul avait fourré ses vêtements et équipements dans un sac poubelle. Les larbins éberlués, durent l’accompagner jusqu’à sa chambre, tout en portant son sac poubelle!
Quand il séjournait à la montagne, seul le ski comptait à ses yeux. Il oubliait tout le reste, même le dessin. Les seules exceptions furent les caricatures de ses compagnons de ski. Un exemple se trouve en bas cet article. On retrouve là son sens de l’auto-dérision : il s’est représenté lui-même (Kweeks – surnom que lui ont donné ses frères) en position d’après-chute. Dans une autre caricature, il avait réussi à croquer à merveille l’expression de son frère Jean, qui présentait quelquefois un visage presque halluciné lorsqu’il descendait les pentes.
Dans les archives de la Fondation, figure une lettre qu’il écrivit à Brigitte, lors d’un séjour à la neige. Dans l’extrait suivant, nous retrouvons tout de lui : l’aspect méthodique de son approche d’une discipline, son humilité, et même un certain côté doloriste :
“J’ai appris à skier en neige profonde vierge ou labourée par des skieurs, gelée ou fondante, fraîche ou cartonnée. C’était mon objectif pour cette année et la base est acquise. Sans ma côte cassée, ces quelques jours auraient suffit pour me permettre de dominer parfaitement une technique dont j’avais toujours eu peur, et pour laquelle je ne me croyais pas doué. Je ne sais si je pourrai résister à l’envie d’aller skier, surtout s’il fait beau, malgré ma côte cassée, et la douleur qu’elle provoque. “
A la fin de sa vie, Paul découvrit une autre forme de glisse : le skateboard, ou planche à roulettes. Il fut probablement le plus âgé des pratiquants de ce sport à Bruxelles. Il fallait le voir dévaler les rues de son quartier, frôlant les trottoirs et les voitures, en compagnie de son chien. Il lui arrivait d’évoquer cette passion dans des lettres à ses frères, comparant en détail les caractéristiques des planches qu’il avait eu l’occasion d’essayer.
Dans la description du personnage de Paul Cuvelier que nous livre Numa Sadoul, sa passion pour le ski est évoquée en ces termes : “Que dire encore ? Ah, oui, parler du ski, important, ça : le ski représentait pour Paul une activité capitale ; presque une religion pour ce jouisseur qui n’en avait par ailleurs aucune. Et c’est ici que le paradoxe du personnage devient merveilleux. Voilà un type qui se débattait dans la mouise, qui ne mangeait pas toujours à sa faim, et qui se faisait un point d’honneur à aller skier chaque hiver ! Il se fournissait au magasin de sport du dessinateur Jacques Martin qui lui revendait à bas prix son matériel démodé. Mais il est vrai que la famille Cuvelier intervenait aussi opportunément. Pour Paul, le ski était en fin de compte un rituel familial.” [2]
Denis Cuvelier
Cet article est la propriété de la Fondation Paul Cuvelier.
[1] A l’époque, Jacques Martin, en plus de ses activité de dessinateur, était également propriétaire d’un magasin d’articles de sports appelé ‘Marinor’, situé Chaussée de Boondael à Ixelles.
[2] “Introduction à Cuvelier – Paul Cuvelier tel que je l’ai connu”, par Numa Sadoul, dans le supplément à la première édition couleur de Epoxy, Claude Lefrancq éditeur.